NUMÉRO 05

Mue × Katherine Melançon ×
H Felix Chau Bradley

 

Composé par Mue avec Katherine Melançon, “(Untitled) Grapefruit” de Pelures et épluchures : A Discard Study à Mutek, 2022. Performance leftovers. Scanogrammes de melon, concombre, carottes, orange, banane, citron, cerises de terre. Avec l'aimable autorisation des artistes.


Ça commence au souper. Ou plutôt, ça a commencé au souper, mais le souper ne fait pas partie du paysage. Il le précède. Nous commençons une fois le souper déjà consommé. Nous y sommes, les mains pleines de déchets, dans l’espace digestif, à l’affût. Nous sommes avec le murmure et le bruit, la lumière vive qui traverse et transperce les strates de notes ténues. Lorsque quelqu’un a dit discard et waste, nous avons imaginé le fracas et le rugissement de machines, le cliquetis de dents mécaniques. Quelque chose d’industriel, à crocs d’acier. Nous avons acquiescé sciemment – en toute conscience de notre cité frauduleuse, de sa décharge vidangée vers d’autres autorités. Une entreprise de recyclage hautement contentieuse et tout autant indélogeable. Nous avons tenté et échoué à vendre nos restants et rejets à d’autres contrées. Les ponts nous ont été coupés. Notre vieux verre contaminé par le mauvais matériel. Notre arrogance : nous départir du pire, et nous attendre à du liquide. Nous avons besoin d’un nouveau processus. 

Le matériel dans cette salle pourrait être le matériel approprié. Des câbles colorés serpentent vers des portails assignés. Des verres d’eau ondulent près de micros féconds et de tas de retailles. Des sons sont émis, feutrés mais insistants. Ils guident nos ordures le long d’une trajectoire intérieure. Ils fabriquent des images de ce que nous avons échoué à considérer. 

Ce qui a déjà été mangé a disparu. Ce qui en reste est éclisse, coulisse, pré-craqué. Nous jetons la pelure dans la demi-sphère de résonance et attendons le repli de l’écho. Nous pressentons une mélodie dans l’assemblage de signaux percussifs. Tskk tskk tsk tsk tskkkk. Nos détritus sont scannés, chantés en deux temps, changés en éclair et rumeur en notre panse miroir-déformant : l’écran digère tout ce que nous avons laissé derrière. Écoute comme ils giclent tranquillement, tendrement, ces restes de melons. Leur acidité trace une bande jaune vif, elle ondule à travers des amas lilas. Les traits semblent statiques; nous ne pouvons détecter leurs mutations mouvantes que lorsque nous nous détournons, puis retournons le regard. Là maintenant, le murmure melon est devenu staccato écorce de citron, cabossé et recourbé sur lui-même. Le son s’accroît : cliquetis de couteau sur planche à découper, froissement papier de cerise de terre enveloppée, plouf humide de pépin de concombre. Magnifiés, ils s’entassent en architecture incertaine. Des lambeaux de fruits et légumes s’étendent en ponts de vaisseau spatial, empilés sur la sourdine d’un tapis de drone. Le cantaloup trône, poreux et patient, tranché pour révéler son cœur juteux. Des éclats cireux créent des voûtes vertigineuses. Alors que nous nous déployons dans cet édifice vestigial, dans ce paysage réactif, nous nous demandons : « Est-ce nous qui le changeons, ou plutôt lui qui nous change? »

Droit devant, vers ce rythme qui bat doucement à coups de ponctuations rauques; nous continuons à nourrir l’écran avec nos déchets. L’intérieur d’un estomac alternatif, les entrailles que nous aurions pu avoir. Et si nous avions mangé l’inverse de tout ce que nous avons consommé? À l’écran, les peaux plissées d’une orange grasse se déploient en ailes timides dans le pavillon voûté d’un poivron. Comment résonne un poivron lorsque réduit à sa moelle spongieuse ? Que contient-il vraiment? Une fois, je t’ai vu·e manger le mini poivron parasite que tu avais attrapé à pousser en dedans. C’est ce qu’on appelle une prolifération interne. C’est petit et lisse et ça a parfois la forme d’un petit visage hagard – tu reconnais?

En nous penchant, nous saisissons un sursaut sonique. Les cous de plusieurs flamants roses dépassent de l’écorce d’un melon miel, enveloppés du pourpre craqué d’une salade de chou – un alcalin vif étendu dans la pénombre, comme ces géodes coupées en deux que tu avais trouvées dans la boutique souvenir du bout du monde. Tu mangeais un mélange randonneur, tu débarquais fraîchement de la montagne et tu voulais planter tes mains dans ce quartz rose sucré, poli, bourré d’épines lustrées. Tu voulais le manger pour ensuite pouvoir chier des éclats scintillants de roc rose. 

En imaginant ceci, nous ratons un autre glissement d’architecture. Dans notre estomac alternatif, les peaux se convoquent comme autant de grandes mains vertes. Le drone s’intensifie et les mains se font tiges, se font fruits de mer bioluminescents au fond d’une tranchée sombre, dégoulinants de joyaux rubis. Le poivron à nouveau. Rappelle-toi les pépins plats qui ont été extraits, la membrane blanche souple qui a été arrachée, comme ce rêve que tu avais fait, celui où tu t’ôtais toi-même la tête et le cou, te dénoyautais comme un légume creux, laissant un vide clair, parfumé, végétal. Le rêve était calme, comme les voix apaisantes se superposant désormais aux harmonies vibrantes. Calme, car tout l’excès avait été enlevé. Nous murmurons des suggestions aux fruits. Nos têtes tiennent solides, mais nous pouvons voir à l’intérieur de nous. Nous nous sentons tendres et translucides, tellement vulnérables aux ronrons et aux clics, aux tunnels pulpeux. Nous nous digérons. Nous frissonnons chaque fois que le rythme change.

Traduit de l’anglais par Marilou Craft.

 
 

Mue est un duo basé à Tiohtià:ke/Montréal composé de Catherine Debard et Léon Lo. Le projet de musique électronique fusionne deux pratiques distinctes et explore la façon dont elles interagissent l’une avec l’autre, en tissant des motifs asymétriques, en créant des espaces et en digérant des sons variés

La pratique de Katherine Melançon s’intéresse à la rencontre entre le naturel et le technologique et plus récemment à l’agentivité des êtres vivants non-humains ; que serait le monde, l'art, s'ils étaient créés avec le vivant non-humain?

H Felix Chau Bradley est l’auteur-e de « Personal Attention Roleplay », qui a été finaliste pour le WUC Danuta Gleed Literary Award et le Kobo Rakuten Emerging Writer Prize en 2022, ainsi qu’un livre de colportage de poésie, « Automatic Object Lessons ». Iel est le-la rédacteur-trice de This Magazine, et l’animateur-trice du club de lecture science-fiction « Strange Futures ». Iel habite à Tiohtià:ke (Montréal).